La Guerre du gaz
par René Dávila
La ville de la La Paz est entourée par une centaine de sommets de plus de 5000 mètres ; elle doit être une de rares villes du monde où les riches vivent en bas et les pauvres en haut : les quartiers cossus du sud de la capitale bolivienne sont situés dans des zones
qui peuvent se trouver mille mètres plus bas que les parties hautes et jouissent d'un climat plus clément. Les plus pauvres sont dans la ville d'El Alto. Les presque 800 mille habitants de la ville la plus jeune de Bolivie vivent sur un plateau des hauteurs du nord de La Paz, (4100 m). De
là partent les chemins qui traversent l'altiplano, où nous sommes en pays aymara, dans le Qullasuyu.
Quand je suis arrivé à la La Paz, le lendemain de la fuite de l'ex président Sánchez de Losada, on voyait encore dans les rues les traces des batailles d'octobre. Un an auparavant, Alvaro García m'avait dit : "Si les élites ne comprennent pas qu'elles
ne peuvent pas continuer à gouverner contre la société, elles jetteront de l'huile sur un feu qui existe déjà, et qui ne s‘éteindra pas avec la répression..." et c'est précisément ce que le gouvernement a fait. Pendant le court
gouvernement de Sánchez de Losada 140 boliviens sont morts dans les confrontations sociales, en 10 mois et 14 jours.
Ce qui s'est passé en octobre, a été une révolte, un soulèvement, une révolution, une insurrection ? Le même Alvaro García dit qu'en Bolivie on vit "une époque révolutionnaire... Une époque révolutionnaire se caractérise
par des vagues réitérées de soulèvement social, par les flux et reflux de révoltes sociales séparées par de relatives périodes de stabilité mais qu'à chaque pas ils interrogent ou obligent à modifier, partiellement ou totalement,
la structure générale de la domination politique, jusqu'à un moment où émergera, d'une manière ou d'une autre, une nouvelle structure étatique de cette situation révolutionnaire où se dissoudra le déploiement de la force nue, soit par
la voie la confrontation ouverte soit par l'armistice durable et la qualité et l'orientation de ce nouvel État réglera la vie politique des personnes pendant les décennies suivantes"
J'avais été en Bolivie il y a un an et j'avais entamé une série de documentaires sur ce processus révolutionnaire, avec l'idée que sur ces terres, se déroulait quelque chose d'important pour le continent et que la Bolivie, bien qu'étant un petit
pays (avec une surface équivalente à deux fois la France et moins de 10 millions d'habitants), représentait quelque chose de spécial en Amérique.
En juin 2002, Evo Morales, en représentant les cultivateurs de feuille de coca, les indigènes, les syndicats et la gauche avait été à moins de deux points de gagner l'élection présidentielle. Pour la première fois en Amérique latine entrait
au Parlement une importante représentation indigène, qui non seulement portaient ses habits traditionnels mais remplissait une mission confiée par sa base. Le MAS, parti qui se défini comme instrument politique, n'a pas d'appareil, les représentants au Parlement ont
été dans leur majorité directement désignés par la base et Evo Morales, plus que chef ou caudillo est le porte-parole de ce conglomérat. Ce véritable séisme politique inaugurait une nouvelle étape dans un cycle de soulèvements
qui avait commencé en 2000 à Cochabamba, dans ce qui a ensuite été appelée la Guerre de l'Eau. A Cochabamba, pour la première fois, une mobilisation populaire, vaste et massive a réussi à déloger la multinationale Bechtel qui s'était
appropriée l'eau potable de la ville... Cet évènement représenta une victoire emblématique, qui annonçait qu'il était possible de faire reculer les grandes firmes du capital mondial, qu'il était possible de l'emporter face aux capitalisme globalisé.
Les événements ne se sont pas arrêtés là et les indigènes de l'altiplano ont bloqué la ville de La Paz. Des indigènes de tout le pays ont manifesté en exigeant la convocation d'une Assemblée Constituante, et le rythme des mobilisations
s'est maintenu.
Cinq mois après avoir pris ses fonctions, Sánchez de Losada, inspiré par le FMI, prétendit imposer un impôt supplémentaire de 12% sur les salaires. Une manifestation de lycéens s'est transformée en une bataille entre des policiers (qui sympathisaient
avec les manifestants) et des militaires... Après deux jours de batailles de rue on dénombrait déjà plus de 30 morts. Ce fut la "guerre de février". Le Président a dû retirer son projet.
Le soulèvement d'octobre 2003 est le résultat d'une série de mobilisations sectorielles qui se sont articulées autour de différentes organisations, chefs et consignes pour terminer par de grandes revendications : le départ du président, la tenue d'un
référendum sur le gaz et l'élection d'une Assemblée constituante. La répression menée par le gouvernement contre les indigènes de l'Altiplano a provoqué la colère populaire, et dès ce moment, les jours de Sánchez de Losada comme
président de la Bolivie furent comptés. La Guerre du Gaz serait finalement gagnée par le peuple.
Les principaux acteurs de ces batailles ont été les habitants d'El Alto, des quartiers La Paz, et les mineurs. La violence répressive démesurée n'a réussi qu'à augmenter la volonté du peuple.
En 1781, Tupac Katari s'était soulevé contre l'oppression espagnole et avec 40.000 aymaras, il encercla la ville de la La Paz depuis les hauteurs de Pampahasi et d'El Alto. Les Espagnols envoyèrent des troupes d'Argentine qui matèrent la rébellion. Le 13 novembre
1781, Tupac Katari, fait prisonnier, est torturé; ils lui coupent les cheveux et la langue, il est ensuite écartelé avec quatre chevaux, chaque membre étant attaché à l'un d'eux ; puis on lui coupe la tête, ses membres sont dispersés et sa maison
détruite, sa compagne, Bartolina Sisa, est torturée et massacrée à La Paz un an plus tard. La première révolution bolivienne est noyée dans le sang. On raconte que Tupak Katari aurait dit, comme Spartacus, " ils me tuent seulement moi, mais je
reviendrai et je serai des millions..."
Cela fait 18 ans qu'on a engagé en Bolivie l'application stricte du modèle capitaliste neo libéral. Tout comme dans le reste de l'Amérique latine, les mouvements sociaux ont réagi à la pauvreté croissante en organisant des formes nouvelles de résistance
et d'intervention politique. En Bolivie cette résistance s'appuie sur des traditions ouvrières et indigènes, qui peu à peu se sont rejointes. L'application du modèle s'est appuyée sur la dénationalisation des biens de l'Etat et la livraison des richesses
du sous-sol aux multinationales. Dans le contexte social et politique actuel, l'exploitation et la vente des ressources gazières de Bolivie s'est transformée en cause centrale pour les différents mouvements sociaux et |
politiques. Pour les boliviens, le gaz est une possibilité de sortir du sous-développement, s'il est récupéré et industrialisé par la Bolivie, et si le décret de Sánchez de Losada qui l'a livré aux entreprises
transnationales est annulé. Pour les boliviens le gaz ne doit devenir l'argent de Potosí, ou l'étain et d'autres matières premières qui après avoir été exportées, n'ont rien laissé dans le pays, pourtant richissime en ressources naturelles
alors que ses habitants survivent dans la misère. Qu'il soit exporté par le Chili ou le Pérou n'a pas une grande importance. Les liens de Sánchez de Losada avec les entreprises multinationales et avec les intérêts des entreprises "chiliennes"
n'ont fait qu'exacerber le caractère non national de ce gouvernement.
Tout ceci se passe sur un continent qui se transforme, où la domination impériale enregistre de sérieux revers. Aucune conspiration, ni la débauche de moyens, de pressions et de menaces n'ont réduit l'appui populaire dont jouit le gouvernement d'Hugo Chavez au Venezuela,
qui, avec son peuple et les Forces Armées ont surmonté tout ou presque tout. Le président Lula, au Brésil, dirige avec d'autres pays du Tiers Monde la résistance à la globalisation à Cancún, en faisant échouer un objectif majeur de l'empire.
En décembre 2001, le président argentin Fernando de la Rúa doit abdiquer devant de puissantes manifestations populaires. Auparavant, en juillet 2000, un soulèvement populaire, principalement indigène, obtient l'expulsion du gouvernement de Jamil Mahuad en Equateur. Alberto
Fujimori au Pérou, poussé vers la sortie par les mobilisations sociales doit s'exiler au Japon pour éviter les accusations de corruption. Son successeur, Alejandro Toledo doit reculer sous la pression dans ses projets de privatisation. Peu après la fuite de Sánchez de
Losada, en Colombie, le président Alvaro Uribe, le plus ferme allié des Etats-Unis en Amérique du Sud perd un référendum et deux des villes les plus importantes, Bogota et Medellín.
Dans ce tableau l'Époque révolutionnaire bolivienne est à l'avant-garde par sa radicalité.
En avril de l'année 1952, une insurrection du peuple de La Paz ouvre les arsenaux, distribue les armes aux mineurs qui arrivaient avec la dynamite. Sous le gouvernement nationaliste surgi de la révolution, les mines d'étain sont nationalisées, le système de servitude
qui existait depuis la période coloniale est aboli, les terres sont redistribuées, les syndicats sont organisés, avec leurs milices ouvrières minières et paysannes, avec les armes conquises dans l'insurrection, le contrôle ouvrier est établi dans les mines.
En 1952, la classe ouvrière bolivienne était l'avant-garde révolutionnaire d'Amérique latine.
Les rues de El Alto font penser à Gaza... comme en Palestine, c'est là que se trouvent les plus jeunes, les plus pauvres, les plus décidés... les rues sont traversées par le vent froid des hauts plateaux, ici règne la couleur de la brique, les maisons à
moitié inachevées, la présence permanente de la pauvreté, mais aussi ces infinis allers et retours des gens affairés dans leurs activités, dans le commerce, dans l'auto-organisation, dans le travail, là résident les germes de quelque chose qui viendra
inexorablement... Un député d'El Alto nous disait en souriant qu'à la fin le peuple ne peut pas attendre, ce dont il a besoin, c'est aujourd'hui et pas demain ; entre mourir de faim ou mourir en combattant, il est préférable de mourir en combattant... Et il disait cela,
peut être une phrase, un maillon de plus dans la rhétorique révolutionnaire en souriant... comme les blessés auxquels nous rendions visite dans les hôpitaux d'El Alto et à qui nous demandions ce qu'ils pouvaient dire, disaient, simples et modestes, qu'il ne restait
rien d'autre que combattre... El Alto est le résumé de la Bolivie ; là en terre aymará se trouvent les quechuas, les guaraníes, les pauvres de partout, les ex mineurs, les émigrants de l'intérieur, ceux qui ont toujours combattu... et non loin d'ici se
situent les terres de Tupak Katari.
C'est ici que la Guerre du Gaz a produit le plus grand nombre de victimes et c'est ici que se joue le sort du meilleur président possible pour l'empire, "le gringo" Sánchez de Losada. Le moment précis où les choses ont changé, c'est quand les militaires
n'ont pu empêcher l'entrée des mineurs à El Alto malgré le fait d'en avoir tué plusieurs... Et au même moment dans la ville de La Paz, commençaient à se multiplier les grèves de la faim pacifiques de la classe moyenne... Tupak Katari avait gagné
le siège commencé en 1781.
Personne ne peut prédire le cours des événements. Les mouvements sociaux, ce que nous appelons généralement "le peuple", a en Bolivie une représentation multiple. Les partis, les syndicats, les assemblées de quartier, les groupements indigènes
n'ont jamais laissé plus qu'une trêve, qui leur permis de réorganiser leurs forces, de préciser leurs demandes et de préparer leurs organisations. Les grands protagonistes sont le MAS avec Evo Morales, qui rassemble des "cocaleros", des syndicalistes, des gens
de gauche, commerçants et classes moyennes, le MIP, représentant des aymaras, une nation de plus de deux millions d'habitants avec une continuité géographique des bords du lac Titicaca jusqu'à la ville de La Paz ; la légendaire Centrale Ouvrière Bolivienne
(COB), qui à partir de sa place forte de mineurs a joué un rôle de protagoniste inattendu, coordonnant et dirigeant les mouvements qui renversèrent le président gringo Sánchez de Losada. Ce rôle est sans rapport avec la force réelle des mineurs dans
la société bolivienne d'aujourd'hui. Il s'agit de quelque chose de plus profond, qui vient de ce rêve de rébellion victorieuse qui en 1952 a déjà réellement transformé la société. Dans la Bolivie révolutionnaire d'aujourd'hui
ces rêves se mélangent ; le peuple n'a pas seulement du courage, comme disait Sanjinés, il a aussi un projet multiple et essentiel : refonder le pays sur d'autres bases ; lorsqu'en 1825 on a créé la Bolivie, il n'y avait aucun Indien, de nos jours il s'agit de refonder
le pays en tenant compte de tous : aymaras, quechuas, tipi-guaranís, métis, blancs et noirs.
Depuis plus de trois années en Bolivie se construit pas à pas, une alternative de changement profond, se prépare la transformation, et dans cette préparation le peuple est le principal acteur. Le contenu populaire et démocratique du processus bolivien est, peut-être,
le plus important. Ce laboratoire social en ébullition est l'un des phénomènes les plus exaltants en Amérique latine. On ne peut pas partir de la Bolivie sans un déchirement, on ne peut pas laisser ce peuple courageux et modeste, fier et irréductible, doux et
sage, sans perdre quelque chose... Sur cette terre américaine, comme toujours, se jouent beaucoup de choses, ses défaites sont les nôtres, ses victoires aussi.
Propos recueillis à Paris, France. Novembre 2003
Publié dans : Revue de Critique Culturelle. Juin 2006, Chili
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